Finitude

L’être humain est un être de finitude. Toute sa vie durant, la mort le guette. Bien qu’elle puisse sembler macabre, la mort est néanmoins ce qui donne à la vie toute sa saveur. Sachant que notre vie est limitée en durée, nous n’avons pas le luxe de la gaspiller; nous devons chercher à en profiter à chaque instant.

À l’échelle géologique qui se compte en millions d’années, l’être humain est un être éphémère dont la vie ne dure qu’un court instant. Le relief et les montagnes sont pour nous des choses immobiles, des choses qui ne changent pas. Comme nous, le relief et les montagnes se transforment mais sur une échelle de temps si longue que nous ne pouvons pas percevoir ces changements. Pour les montagnes, notre vie ne dure qu’un instant. Nous sommes éphémères.

La vie se déploie sur plusieurs échelles de temps. Les arbres ont une durée de vie qui se compte en centaines d’années. Certains des arbres les plus anciens sur Terre comptent plusieurs milliers d’années. Ils ont connu l’ère de la construction des pyramides d’Égypte, le Moyen-Âge, l’arrivée du modernisme, les deux guerres mondiales, la conquête spatiale. Les cours d’eau que nous connaissons se sont creusés sur des millions d’années. Dans toute l’histoire de l’univers, l’apparition de l’être humain ne constitue que les derniers balbutiements de l’évolution. En termes de durée, notre présence est infime.

La conscience de notre finitude est sans doute ce qui nous pousse à chercher à dépasser la mort. Lorsque nous vieillissons, nous ressentons le besoin de léguer des choses à la postérité. Nous souhaitons qu’il reste quelque chose de nous après notre disparition; nous cherchons à durer.

La nature de l’univers se dévoile dans les paradoxes qu’il entretient. Ce besoin de durer qui nous anime est la contrepartie de notre caractère éphémère, de notre impermanence. Notre finitude nous fait tendre vers l’éternité; l’éternité nous attire. Notre caractère éphémère ne peut exister sans la présence de l’éternité. L’éternité ne peut durer sans nous. Ces deux pôles s’attirent et se repoussent dans une danse où ils se complètent.

Le mot éternité vient du latin aeternus qui dérive lui-même de aevum et des suffixes ter et nus. Ce mot signifie littéralement ce qui appartient à une chose qui à un commencement mais sans fin. Dans la langue proto-indo-européenne, ce quelque chose correspond à une énergie vitale. Pris dans son sens global, le mot éternité n’est pas simplement un concept de durée mais correspond plutôt à une énergie qui entretient la vie et qui n’a pas de fin. L’éternité est donc une force créatrice, une force à l’origine de la vie, une force d’où elle surgit. Dans l’éternité loge notre vrai centre, dans l’éternité loge notre origine.

L’être humain est à l’image de l’univers. Nous sommes dans l’univers et l’univers est aussi en nous. Notre finitude ne constitue pas l’ensemble de notre histoire. Il y a en nous une partie qui cherche à se réunir avec l’éternité, une partie de nous qui veut durer. Cette partie de nous est éternelle.

L’appel qui se manifeste quand nous vieillissons est un appel à retrouver notre origine, cet être inconnaissable, cette force créatrice qu’on appelle Éternité. L’éternité est une forme de vie qui se perpétue, c’est le réservoir de toutes les expériences des formes de vie. C’est un être qui se cherche et se construit.

De la même façon que l’immense naît de l’infime, l’éternité naît de l’éphémère. L’éternité se nourrit de nos histoires individuelles, elle est cette mémoire collective que nous devons nourrir. Ce besoin que nous ressentons de durer, c’est un appel à contribuer à la construction de cet être inconnaissable. Un être qui contient toute la sagesse accumulée par les différentes formes de vie; la sagesse des arbres, la sagesse des humains, la sagesse des animaux, la sagesse des insectes, la sagesse du microbiome. Un être dont nous sommes tous une cellule vivante. Un être qui nous fait apparaître pour que nous puissions le sentir, le ressentir, le retrouver et le construire. Un être qui à travers nous cherche lui aussi à durer parce qu’il a une finalité, un but à atteindre.

Bâtir notre village, c’est contribuer à construire cet être de sagesse, c’est contribuer à le faire avancer. Cet être inconnaissable est un chemin qui se trace devant nous et que nous déroulons à travers les pas d’une vie. Chacun de nous ne peut parcourir qu’une courte distance, mais tous les pas que nous faisons collectivement aident à franchir la distance. Une distance vers un objectif que nous ne connaissons pas. Un objectif qui correspond à une création en devenir, un projet de l’univers.

Être humain, c’est comprendre que nos racines s’ancrent dans la terre. C’est accepter que nous ne puissions pas saisir et comprendre cet être grandiose dans toute son étendue même si nous en faisons partie. Être humain, c’est savoir faire preuve d’humilité et de compassion. C’est accepter d’offrir avec courage notre vie à cet être pour le faire grandir; c’est accepter d’écrire avec lui notre histoire.

Nous sommes à l’image de cet être en construction. Nous sommes son reflet à l’échelle humaine. Nous sommes une particule de son devenir. Comme cet être, nous devons apprendre à vivre sagement. La sagesse, du latin saper (sapio), est littéralement la qualité de pouvoir bien percevoir avec nos sens et bien goûter à la vie. C’est faire preuve de discernement, c’est apprécier sainement les choses. En tant qu’homo sapiens, nous avons la capacité à devenir des êtres de sagesse; la sagesse peut devenir notre mode de sensation.

La vie est une danse des sens. À travers nos expériences, nous avons la possibilité de toucher et être touché par ce qui nous entoure, de poser un regard bienveillant autour de nous, d’écouter ce que la vie nous raconte, de goûter aux joies qui se présentent et de sentir que nous sommes pleinement vivants. Pour goûter pleinement à la vie, nous devons être en mesure d’accueillir ce qu’elle nous offre, ce qui se présente. Tout cela ne devient possible que si nous sommes attentifs. Attentif à ce que la nature nous raconte, attentif à ce que notre monde intérieur nous chuchote. Être attentif, c’est apprendre à se libérer de ce qui nous enferme, c’est faire le vide en soi; un vide qui nous ouvre à un monde de possibles, un vide qui peut nous combler. Être attentif, c’est apprendre à écouter; c’est constater que c’est dans le silence que se cachent les choses qui nous parlent.

Bâtir notre village, c’est avancer dans cette direction. C’est relier un à un, à petite échelle, à notre échelle, des êtres humains dans ce projet de création. C’est bâtir un tissu vivant à travers l’histoire d’une communauté. C’est peupler notre village de mythes qui font apparaître un sens qui nous relie.

L’univers a besoin de chacun de nos pas. L’immense naît toujours de l’infime. Chaque pas compte, chaque pas est important; chaque pas fait progresser.

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