L’espace liminaire, ce seuil qui précède tout grand changement, est la zone de démarcation entre le sol dans lequel nous sommes solidement ancrés et un abîme dans laquelle nous devons plonger. C’est la frontière entre le connu et l’inconnu; c’est un espace où s’affrontent peur et courage; peur du danger créé par cet abîme et courage qui nourrit notre envie d’y plonger.
Cet espace liminaire est une zone de chaos. Nous sommes à la fois attirés et repoussés par cet abîme. Nous avons envie de nous y jeter et éprouvons la frayeur de nous en approcher. À sa vue, notre tête se met à tourner; nous sommes pris de vertige. Ce faisant, nous venons de franchir une première étape; notre corps par ce vertige vient d’incarner le changement.
Le mot vertige vient du latin vertigo qui dérive lui-même du verbe vertere qui veut dire tourner. C’est une peur, un malaise ressenti au-dessus du vide et qui se traduit par une attirance vers celui-ci et une perte d’équilibre. Cette perte d’équilibre provient d’une impulsion née de deux forces contraires; d’un côté le goût d’avancer et de l’autre l’instinct de reculer.
Le vertige est une prémonition, l’annonce d’un changement qui se prépare. Provenant de la racine indo-européenne, wert, il signifie à la fois tourner ainsi que transformer et devenir. En nous saisissant, le vertige s’incarne en nous et nous annonce une transformation à venir.
Tourner est le verbe fondateur de la nature; c’est un verbe à la base de toute création. Les galaxies tournent autour d’un point central, les planètes tournent autour du soleil, la terre tourne sur elle-même et la lune tourne autour de la terre. Notre propre vie tourne autour d’un point central. Un fil d’ariane nous relie à ce point central, cette source de vie et trace le chemin vers notre destin. Ce fil est un cordon ombilical.
Le mouvement de tourner exprime le changement. Il exprime le fait de dérouler la vie autour d’un axe central. C’est le dévoilement d’un secret contenu dans ce point central qui est à la source de tout. C’est une histoire qui s’écrit ainsi.
Cet espace liminaire où s’affrontent peur et courage est un espace transitoire. C’est un espace de turbulence où le vent du changement souffle. C’est un tourbillon en forme d’entonnoir qui nous aspire vers un passage étroit; vers le passage qui donne sur un nouveau monde.
Pour pouvoir franchir ce passage, il faut accepter de s’y jeter. Ce passage est un précipice. Dérivé du latin praecipito qui veut dire aller à tête baissée, aller tête première, le précipice est un endroit qui incarne le vide et où l’on doit se jeter tête première. Tête première car pour pouvoir passer par ce passage étroit, par le goulot du changement, nous devons faire le vide en nous. Faire le vide en renonçant à des choses qui nous empêchent d’avancer et d’évoluer. Faire le vide pour faire place au nouveau qui s’annonce.
Notre vrai centre est ce point central autour duquel nous tournons constamment. Ce mouvement engendre une trajectoire en spirale. Attaché à ce point central par un cordon ombilical, nous déroulons petit à petit l’histoire qui s’y cache. À travers les expériences de la vie, nous prenons conscience de notre essence et tentons de l’exprimer de façon authentique.
La vie, cette grande artiste, nous tourne sur un tour en bois, un axe central pour nous façonner, nous transformer et nous faire devenir. Elle nous affûte patiemment d’une expérience à l’autre avec agilité, subtilité, force et souplesse. Elle retire de notre surface ce qui ne sert plus, et nous creuse pour nous donner plus de profondeur. Elle nous libère de ce qui nous encombre pour faire apparaître notre essence. Elle ajuste notre façon d’être, elle nous réoriente pour que nous puissions diriger nos pas dans la bonne direction et vers notre destination.
La vie demande notre patience. Parfois, elle ne peut dévoiler immédiatement ce qu’elle a en réserve pour nous; d’autres étapes préliminaires sont nécessaires. Ces étapes font partie d’un espace liminaire qui ponctue notre chemin de vie. Tel un touriste, nous devons emprunter ce chemin en faisant confiance à la vie. Confiance qui s’exprime dans la patience et dans le courage. Confiance qui s’exprime également dans la nécessité de transformer nos peurs en parts égales de prudence, de foi et de courage afin de pouvoir continuer à avancer.
La vie est ainsi faite; c’est une artiste qui ne dévoile ses œuvres que petit à petit, que pas à pas. À partir de ce point central, la vie nous déroule patiemment. Par une profonde inspiration, elle souffle vers nous un vent de changement qui peut ainsi nous saisir, nous donner le vertige et nous étourdir. Ce vent de changement peut nous faire peur mais nous devons l’accueillir car il nous ouvre à un monde de possibles. Un monde qui transforme, un monde qui, à travers le fil d’ariane de notre vie, nous amène encore plus haut, nous fait prendre de la hauteur.
Évoluer c’est monter toujours plus haut. C’est devenir de plus en plus conscient de tout ce qui nous entoure; c’est avoir la lucidité nécessaire pour réussir à voir la beauté en toute chose. Évoluer c’est rester attaché à notre vrai centre car c’est de cette source que notre enthousiasme surgit. Évoluer c’est aussi chercher à comprendre le mystère de nos origines. C’est chercher à creuser toujours plus creux en nous en même temps que nous prenons de l’altitude. La vie est un paradoxe; elle nous fait avancer en tournant constamment et nous demande de prendre de l’altitude pour voir plus clairement ce qui se cache au plus profond de nous; elle nous offre de grands moments de vertige.
La vie nous retourne en deux étapes; elle nous fait d’abord grandir en nous protégeant, puis nous incite à vivre pleinement en acceptant toutes les blessures. Elle souhaite que nous nous ouvrions complètement à elle pour que nous puissions réaliser tout notre potentiel.
La vie souhaite que nous offrions pleinement aux autres notre histoire; une histoire qui ensemble nous relie.