J’ai une attirance particulière envers ce mot, comme bien des personnes sans doute. C’est un mot qui est extrêmement riche et qui rayonne. Comme les racines d’un arbre qui s’étendent dans toutes les directions. C’est un mot qui occupe une place prépondérante dans nos vies, souvent sans que nous en prenions conscience.
Le mot sens explique à la fois l’essence de la vie et comment elle se construit. Il a comme racines le mot latin sensus qui veut dire percevoir par les sens, ressentir et le mot germanique sen qui signifie direction, chemin. Le va et vient entre ces deux racines, leur mélange a formé le mot sens tel qu’on le connait aujourd’hui. C’est à la fois le mouvement vers l’intérieur de la respiration qui nous fait ressentir, et le mouvement réciproque par lequel nous redonnons au monde ce souffle d’air que nous avons inspiré et qui nous inspire. Une inspiration qui donne une direction à notre chemin.
Ce mouvement intérieur par lequel nous inspirons à travers nos sens, nous permet d’entrer en contact avec le monde sensible qui nous entoure. Le sens est un intermédiaire par lequel nous pouvons entrer en communion avec ce monde en étant attentif à ce que nous ressentons.
Du sens naît l’expérience. Les expériences que nous avons sont codifiées sur cette information qui entre par nos sens. Information, car c’est à travers nos sens que l’univers autour de nos prend forme, qu’il s’in-forme, qu’il prend tout son sens. Un sens qui s’imprime en nous sous la forme de textures, de chaleur, de couleurs, de sons, de goûts et d’odeurs, bref de sensations. Le sens est une lettre dans l’alphabet qui raconte nos expériences. Un alphabet composé de cinq lettres ; du toucher, de la vue, de l’ouïe, du goût et de l’odorat.
Cette faculté de ressentir, c’est la fonction du sentiment. Le sentiment est un porteur qui amène en nous, comme un vague dans l’océan, ces sensations qui nous submergent. Il peut s’agir de sensations provenant du monde sensible ou de sensations évoquées, c’est-à-dire rejouées depuis notre mémoire. Le sentiment fait naître l’émotion, qui est ce mouvement de l’âme qui parle.
Nous sommes ce voilier voguant dans une mer de sensations, balloté au gré des vagues qui nous bercent, qui nous traversent et qui parfois nous renversent. Un voilier dont le gréement se tend au fil du vent qui nous pousse dans une direction ; la direction du chemin de notre vie. Un chemin qui nous est soufflé à la fois par une petite voix intérieure qui murmure en nous et par cette grande force invisible qui trace une voie pour nous guider vers la cohérence.
Le sens est la vie qui respire. Inspiration en nous de cet alphabet des sens et qui correspond à une lecture de ce qui nous entoure. Lecture qui nous nourrit en nous faisant vivre une nouvelle expérience. Expérience qui agit ensuite sur le gouvernail de notre vie pour ajuster sa direction de façon que nous gardions le cap vers ce qui nous attire, vers ce qui nous appelle, vers ce qui lui donne tout son sens.
Pour l’écrivain François Cheng, les trois étapes de l’existence se résument en trois mots ; sensation, direction et signification. Ces trois mots ont comme racine le même mot, sens, et ils sont définis complètement par lui. Le sens est à la fois l’intermédiaire par lequel on ressent, le chemin par lequel on se dirige et les valeurs par lesquelles toute notre vie prend son sens. Le sens est la base de toute vie. C’est le sol sur lequel nos pieds se déposent, c’est la terre dans laquelle nos racines s’étendent et c’est la terre d’où tout naît, tout émerge. Ces trois mots représentent l’essence d’une existence.
Cette triade sensation, direction et signification, on la retrouve également chez les philosophes comme Kierkegaard. Pour celui-ci, les trois mouvements de la vie sont l’esthétique, l’éthique et le divin. On peut traduire ces termes par l’expérience de la beauté, l’expérience du devoir et l’expérience du mystère. Cela correspond aux saisons de la vie.
Au printemps de la vie, la vie est vécue intensément au niveau du corps par l’expérience des sensations. C’est la jeunesse ; une phase d’émergence, de déroulement, de croissance. À l’été de la vie, la vie est vécue profondément au niveau de l’âme par l’expérience du devoir comme la parentalité. C’est la vie adulte ; une phase d’ancrage et d’extension des racines vers les autres. À l’automne de la vie, à la vieillesse, la vie se transforme profondément pour être vécue au niveau de l’esprit. À cette étape, nous sommes appelés à comprendre le mystère dans lequel nous vivons. C’est l’étape où nous devenons plus attentifs ; au temps qui passe, aux choses qui restent à faire ; à une destination qui nous appelle. C’est l’étape où nous entrevoyons qu’il y a dans ce mystère une grande cohérence et que nous comprenons enfin la constitution de ce fil, de ces racines qui nous relient aux autres. C’est l’étape où nous comprenons qu’il est tissé des différences qui nous distinguent.
Le goût de grandir et de devenir la meilleur version de nous-mêmes, l’acceptation des autres tels qu’ils sont, le goût de grandir à leur côté et de les voir s’épanouir, sont l’expression de cette force qui cherche à nous unir. Une force qui nous fait avancer. Une force qui nous fait espérer. Une force qui sait patienter. Une force qui rassemble ; l’amour.
Le sens de la vie se trouve à travers l’expérience de cette sagesse. D’abord grâce à nos sens, durant la jeunesse, en touchant au monde pour en faire toute l’expérience. Puis durant l’âge adulte, avec notre cœur, en ressentant tout cet amour et en le transmettant à nos enfants pour les en nourrir et pour qu’ils puissent découvrir un sens à leur vie. Et avec l’âge qui avance, en ayant l’audace de sauter dans le vide qui entoure ce mystère afin de lui toucher, d’en faire l’expérience, pour se préparer à ne faire plus qu’un avec lui.
La mort, l’hiver de la vie, n’est pas une fin. La mort n’est qu’une renaissance. Une vie se termine, une nouvelle vie naît et tout prend son sens. C’est l’aboutissement, c’est le sens qui se dévoile et s’explique ; c’est une véritable naît-sens.
